Revue Hypnose & Therapies Breves 24 : Hypnose, dissociation et trauma : 30 ou 150 ans de psychotraumatologie ? Gisela PERREN-KLINGLER

Quand Pierre Janet publia en 1851 son premier livre sur la dissociation, il se référait avant tout à des cas de « femmes hystériques ». Il fut le premier à lier les phénomènes dissociatifs à des vécus d’abus sexuels infantiles, ce que l’on appellerait aujourd’hui « trauma répétitif de type II ».



Aujourd’hui, on considère ces vécus infantiles comme étant une cause possible de troubles dissociatifs complexes. On parle de « trauma complexe », ou de désordre de personnalité limite (Van der Haart, Nijenhuis, 2005), ou de troubles développementaux dus aux expériences traumatisantes durant l’enfance (De Bellis, 1999). Freud a commencé par suivre les hypothèses de son maître Janet, jusqu’au moment où le « trauma réel » se trouva converti en « trauma fantasmatique » dû au complexe d’Œdipe.

On suppose que cette conversion vers le fantasmatique s’est opérée pour des raisons personnelles inconscientes. Cette individualisation freudienne du trauma a conduit à une représentation intrapsychique du trauma qui a marqué la psychiatrie et la psychothérapie durant presque un siècle.
La conception psychosociale du trauma n’a émergé que progressivement à partir des années de dictatures militaires en Amérique latine (1971-1984), qui ont vu l’arrivée d’un grand nombre de réfugiés politiques torturés porteurs d’une étrange symptomatologie. En même temps, les vétérans américains de la guerre du Vietnam témoignaient d’une symptomatologie similaire.

Les psychiatres de part et d’autre de l’Atlantique ont commencé à établir des liens entre les symptômes bizarres de ces survivants de la guerre et de la torture et leur récent vécu : c’est l’émergence de la psychotraumatologie moderne. Le diagnostic de « Post Traumatic Stress Disorder » (1980, DSM III), le « désordre de stress post-traumatique », est souvent appelé « névrose traumatique » en France, ce qui renvoie à la dimension personnelle du vécu. Le diagnostic de PTSD a permis des approches théoriques de plus en plus sophistiquées, basées sur la neuro-biologie cognitive ou sur l’entourage et les ressources sociales (« Conservation of Resources, COR », Hobfoll, 2007).

Ces différentes approches théoriques et phénoménologiques des symptômes ont aussi permis de sortir de l’impuissance thérapeutique résultant aussi bien des approches psychodynamique, comportementaliste ou existentielle. Ces approches permettaient certes une bonne interprétation de « l’ininterprétable » (Klein, 1974), sans toutefois en libérer le patient. Les théories neuro-cognitives ont mis en évidence les aspects prioritaires dans l’approche thérapeutique des symptômes, ainsi que l’action des différentes techniques dans les zones du cerveau, tandis que l’approche « sociale et ressources » aide à rétablir un meilleur équilibre des ressources.

C’est donc une définition nouvelle du PTSD qui attribue les symptômes à des événements de violence hors de la norme survenus dans l’entourage de la personne (critère A1, DSM IV R), ainsi qu’à la réaction individuelle manifestée dans le vécu d’impuissance ou de la peur – mieux, la pensée – de mourir (critère A2). Le trauma n’existe pas en tant que tel : c’est un événement qui le devient à partir de l’interprétation qu’en fait la personne touchée, après coup.

Au début, les groupes essentiellement européens s’occupant des réfugiés et des survivants de l’Holocauste et des camps de concentration ont eu de la difficulté à faire la différence entre l’extérieur et l’intérieur, la société et la victime. Il y avait confusion entre prévention (lutte pour les droits humains) et thérapie, l’avant et l’après. Depuis lors, nous savons tous que l’un n’empêche pas l’autre, et que la prévention et l’activisme politique en faveur des droits de la personne renforcent l’aspect thérapeutique si l’on sait en tirer profit.

Aussi, les thérapeutes qui s’occupent des conséquences de traumatismes complexes de l’enfance se rendent compte que si l’on prenait au sérieux la question des droits de l’enfant, il y aurait moins d’adultes souffrant de ces symptomatologies graves et compliquées à traiter. Nous retrouvons alors ce que Pierre Janet avait enseigné : la symptomatologie du PTSD et du trauma complexe est personnelle, individuelle, mais elle est primordialement due à des causes extérieures. Elle affecte la personne dans toutes ses dimensions, tant biologique que mentale et sociale.

Dans le diagnostic des affections du trauma, il faut relever ce qui en principe dérange le plus le patient : les souvenirs récurrents intrusifs (critère B) et éventuellement aussi l’hyperexcitation (critère D). Cela signifie qu’on peut se concentrer sur les effets du stress vécu au niveau du système nerveux autonome sympathique. On peut tout à fait aussi considérer l’autre face de la médaille, la dissociation (critère C), ou rester dans l’approche biologique sur les mécanismes compliqués de l’autoprotection de l’individu touché.

Durant l’exposition potentiellement traumatique, ce n’est pas seulement le système sympathique du stress (fuite/combat) qui est sollicité, mais aussi le système parasympathique (impression de gel, se figer, ne rien sentir) qui contribue au mécanisme de dissociation. D’autres mécanismes biologiques renforcent la dissociation initiale parasympathique. Souvent les personnes touchées ne consultent que tardivement, car la dissociation leur permet de ne pas souffrir des conséquences post-traumatiques.

Tout au plus, ce sont les phobies post-traumatiques qui les dérangent dans les activités quotidiennes : par exemple le chauffeur de camion qui redoute de monter dans son camion, quand bien même le côté somatique ait été bien traité par la chirurgie. Incapable de reprendre le travail, ce chauffeur est alors catalogué comme « névrotique » et se retrouve bénéficiaire d’une rente… Mais si la dissociation émotionnelle ne gêne que rarement les victimes elles-mêmes, elle est par contre difficile à vivre pour l’entourage.

Dans les pages suivantes, j’aimerais présenter quelques vignettes cliniques de thérapie post-traumatique abordée sous l’angle de la dissociation.


Exemples
Cas 1

Anamnèse, symptomatologie et intervention
Originaire du Maghreb, cet homme dans la quarantaine, arrivé en Suisse vingt ans auparavant, me consulte pour des « crampes de l’œsophage et envie de vomir », phénomènes qui se manifestent depuis son arrivée, surtout en présence de gens en face desquels il aimerait faire bonne figure. Dans ces moments de crampes, il s’efforçait alors de ne pas laisser monter l’air de son estomac, et avalait et avalait jusqu’à avoir les larmes aux yeux.

De l’anamnèse ressortit qu’il avait été torturé dans son pays d’origine comme militant en faveur de la démocratie. Sa demande d’asile en Suisse avait été acceptée, il avait trouvé du travail et épousé une Suissesse, par ailleurs fille de policier. Le motif de la consultation était l’augmentation de la fréquence de ces crampes et de la gêne occasionnée. De fait, alors qu’il était en train de m’expliquer sa situation, il fut pris d’une série de crampes contre lesquelles il luttait jusqu’aux larmes.

Plutôt que d’entrer dans l’histoire précise de sa torture, de sa migration forcée et de la nostalgie de son pays ou d’interpréter ses larmes, je pensai que le rétropéristaltisme et les larmes qui l’accompagnaient pouvaient être compris comme un signe d’hyperexcitation parasympathique, donc de phénomène dissociatif.

Je suspectai derrière cela une hyperexcitation mal gérable et peut-être des souvenirs traumatiques, et je commençai par un exercice de respiration pour calmer le patient et l’associer. Avec une induction hypnotique, je le guidai avec un « pacing and leading » attentif (synchronisation et guidance), jusqu’à un état de calme qui s’étendait aussi à son estomac. Après une vingtaine de minutes – et à son grand étonnement –, le patient put se dire soulagé et libéré. Je lui expliquai les conséquences possibles de la torture, de l’émigration forcée et des difficultés d’intégration dans un pays aussi différent du sien. Je lui enseignai comment pratiquer cet exercice de respiration, et lui prescrivis de le faire deux fois par jour pendant au moins 15 minutes.

Je lui suggérai également de s’autoriser une fois par jour, après l’exercice, à faire un « petit voyage » dans son pays, dans un lieu qu’il aimait, et de s’y asseoir un moment pour voir, entendre, sentir, goûter et éprouver dans son corps tout ce que lui avait procuré ce pays et dont il manquait ici. J’expliquai qu’il n’y avait pas de médicament contre la nostalgie, et que c’était l’unique chose qu’il pouvait faire pour lui-même.

Il revint quatre semaines plus tard, content et racontant qu’il savait maintenant contenir ses crampes. Il avait également pris la décision de divorcer et n’avait pas besoin de mon appui pour cela.

Réflexions
Je me suis retenue de chercher dans le passé traumatique les causes potentielles de ses crampes ou d’interpréter les « émotions » (larmes). Mais je considérai que – pour une raison inconnue – cette symptomatologie dissociative de longtemps était subitement devenue gênante : peut-être le divorce imminent ? Je me dis qu’en premier lieu, j’allais lui montrer comment calmer son système nerveux autonome (non volontaire) et lui expliquer ses difficultés et ses ressources face à la nostalgie (psychoéducation).

J’avais pensé que lors d’une deuxième séance, il aurait besoin de me parler de ses expériences traumatiques et m’étais préparée à faire un débriefing psychologique thérapeutique. Mais une fois les « crampes » maîtrisées et le lien rétabli avec les ressources de son origine, il sut se passer de moi.

Cas II
Anamnèse, symptomatologie et intervention

Cette femme, B., âgée de 35 ans, psychologue uruguayenne, suivit avec moi à Montevideo un cours sur le débriefing psychologique. Elle se différenciait du reste du groupe par une attention souvent variable et un regard fuyant ou dissociatif. De plus, elle avait évoqué à plusieurs reprises différentes phobies : oiseaux, plumes, places spécifiques.

Au moment où je proposai, comme promis au commencement du cours, une démonstration de la technique en entier, B. se leva et vint se présenter. Une fois assise, je lui demandai de quoi il s’agissait. Immédiatement son regard se fit dissociatif et d’une voix atone, elle me dit : « Accouchement d’un enfant mort sept ans auparavant. » Je savais qu’entre-temps, elle avait accouché de deux filles en bonne santé, âgées alors de 5 et 3 ans.

Je n’entrerai pas ici dans la technique précise du débriefing comme je l’enseigne et la pratique, mais j’en résumerai le processus.
Dans les faits, il s’avéra que B. avait porté une grossesse désirée presque jusqu’à terme. Le vendredi soir, au travail, la dernière chose dont elle se souvenait était d’avoir mangé un morceau de chocolat et senti bouger le bébé. Le lendemain, l’enfant ne bougeait plus. B. accoucha alors d’un enfant mort-né qu’elle ne voulut pas voir, et qui fut transporté au service de médecine légale situé dans la capitale. Après l’autopsie, le corps fut éliminé sans service funèbre ni enterrement. B. n’avait plus reparlé de cet épisode avec personne.

Pourtant elle avait été accompagnée par ses parents et son mari pendant tout le processus. Quand je lui demandai le sexe de l’enfant, B. finit par me répondre que c’était une fille. Mais elle refusa de me dire le prénom. Pourtant j’insistai, afin qu’elle puisse le prononcer pour la première fois : « Sonia ». Durant toute la démarche, j’avais dû insister pour qu’elle me regarde, et l’empêcher ainsi de fuir dans la dissociation.

Durant la phase émotionnelle (élaboration du ressenti à travers le corps, identification de la valeur lésée), B. évoqua sa haine à l’égard des médecins, quoiqu’elle fut consciente que ce n’était pas de leur faute. Tandis qu’elle continuait à parler de ce qui s’était passé et de ce qu’elle avait éprouvé, il m’apparut qu’il y manquait la tristesse, et j’évoquai celle-ci aussitôt. Son regard, auparavant fuyant, se posa sur moi, et très tranquillement elle commença à parler de l’enfant et de la solitude vécue lors de l’accouchement. L’émotion élaborée fut nommée « solitude triste » et la valeur fut l’appartenance.

Planter un jasmin rose dans son jardin (je me souvins des violettes d’Erickson) fut le rituel convenu, ainsi que la discussion avec son mari et ses parents. Je supposai que cela conduirait également à la discussion avec ses deux filles.

Après le processus, je découvris en B. une femme au regard calmement posé sur moi, associé. Pour pouvoir moi-même répondre aux questions des observateurs sans la gêner, je l’invitai à aller se promener un moment en compagnie d’une autre participante. Elles revinrent toutes contentes. L’accompagnante me raconta qu’en sortant, B. exprima son envie de chocolat ; les quelques pesos qu’elles avaient sur elles suffisaient pour acheter une petite tablette et la partager. B. réalisa qu’elle n’avait plus remangé de chocolat depuis le fameux vendredi soir où elle avait encore senti bouger l’enfant.

Une année plus tard, B. vint me voir lors d’un congrès à Buenos Aires pour me remercier ; elle avait planté le jasmin, perdu toutes ses phobies et parlé avec son mari de leur première enfant. Elle en avait aussi discuté avec ses deux filles. Sa joie avait été à son comble quand elle avait entendu peu auparavant sa fille aînée répondre à quelqu’un qu’ « elles étaient deux filles à la maison, mais qu’au fond elles étaient trois, car elles avaient une sœur, Sonia, qui était morte juste avant la naissance ».

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Rédigé le 26/04/2012 modifié le 26/09/2020
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