Le cuisinier Ting du prince Wen-houei et les processus de la créativité. Formation Hypnose et Congrès 2007

François Chardon
Formation en Hypnose
Formation en Hypnose Ericksonienne



Créativité et interaction deux notions qui résonnent comme des évidences dans un forum consacré à l’hypnose et aux thérapies brèves.
En effet, l’innovation déjà pour le simple quidam s’impose comme une vertu ordinaire, quotidienne, aussi bien dans sa sphère professionnelle que dans sa vie privée. De surcroît, l’inépuisable créativité d’Erickson présentée par tous ses hagiographes comme le trait dominant de sa pratique semble condamner les hypnothérapeutes à une permanente invention. Impossible pour un éricksonien d’échapper à ce double lien d’une « tradition de la créativité ».
Par ailleurs, la priorité accordée à l’interaction est le principal apport de l’école de Palo Alto et passer d’une logique individualiste à une perspective communicationnelle est souvent présenté comme un simple changement de point de vue. Il suffirait de chausser des lunettes « interactionnelles » pour porter un regard alternatif sur le monde. L’interaction serait un donné de notre expérience quotidienne aussi évident et indiscutable que peut l’être la rencontre d’un individu dans la rue. L’existence d’un monsieur Jourdain (occidental et moderne) de l’interaction mérite pourtant d’être discutée.

La légitimité de ces deux concepts en psychothérapie ne dispense pas de clarifier le sens de ces notions. Pour cela je partirai de la signification la plus communément admise de la créativité et de l’interaction. En contre-point de ces évidences une option de sens alternative sera proposée. Par ailleurs, le sens d’un concept détermine pour une large part son usage, sa pragmatique. Si l’on admet l’importance de la créativité dans l’hypnose et celle de l’interaction dans la thérapie brève, alors il est possible d’imaginer qu’un léger décalage sémantique puisse avoir des conséquences sur une procédure thérapeutique.

Créativité
Les mythologies et tout spécialement les cosmogonies antiques, mais aussi contemporaines, nous fournissent le sens le plus commun du verbe créer. Dans la Genèse, la création émerge du néant et le Logos divin, la parole transcendante, laisse libre cours pendant six jours à une créativité « ex nihilo ». Cette histoire fournit le cadre conceptuel dominant de l’occident chrétien, que la cosmologie du Big Bang illustre sur le versant séculier. Plus près de nous Thierry Melchior reprend ce paradigme et nous invite à « Créer le réel » hypnotique par proférance. Par ailleurs, Watzlawick, chantre d’un constructivisme radical, nous incite quant à lui à une « Invention de la réalité ».
Homo sapiens sapiens s’imagine Homo creator, telle est notre ambition démesurée et notre angoissante obligation.
La pensée grecque illustre une option de sens moins en vogue dans notre occident moderne. La Théogonie d’Hésiode et le Timée de Platon nous content une création qui est principalement une mise en ordre, un passage du chaos au cosmos. Ouranos par une étreinte permanente enserre Gaia et maintient les ténèbres et l’indistinction. C’est la serpe castratrice de Cronos qui réalise la séparation initiale et permet alors l’émergence du monde organisé.
Le démiurge du Timée est un artisan, un potier qui en travaillant la matière première laisse sortir de ses mains l’univers. La théorie cosmologique de la création permanente propose elle une alternative scientifique à la singularité initiale du Big Bang. Si le thérapeute opte pour ce modèle de créativité, alors Homo sapiens modestement reste Homo faber. Il reste à lui trouver la materia prima qu’il va devoir travailler, découper. Serait-ce l’interaction, pierre angulaire de la systémie ?

Interaction
Le sens le plus immédiat de cette notion peut s’illustrer par une image. Un mur composé de moellons réunis par du ciment. Les briques sont les monades dotées chacune de leurs caractéristiques propres et le mortier qui relie et fait tenir ensemble (un couple, une famille ou une société….) représente l’interaction. Ce schéma trouve son origine dans notre tradition occidentale philosophique et religieuse qui se singularise par l’invention du Sujet. L’individu est le principe de base de notre anthropologie. En imaginant la matière composée de corpuscules élémentaires reliée par des interactions ce modèle atomiste acquiert une garantie incontestable.
Il est illusoire d’imaginer renverser ce point de vue hégémonique.
Une métaphore peut laisser entrevoir malgré tout une compréhension alternative. Pour ce faire j’utilise un dialogue du Tchouang-Tseu tel qu’il est traduit par Jean-François Billeter dans son ouvrage « Leçon sur le Tchouang-Tseu ». Je me sers de cet apologue uniquement comme d’une image, ce n’est en rien une interprétation de ce texte dont Jean-François Billeter donne par ailleurs une exégèse autorisée et éclairante.
« Le cuisinier Ting dépeçait un bœuf pour le prince Wen-Houei. On entendait des houa quand il empoignait de la main l’animal, qu’il retenait sa masse de l’épaule et que, la jambe arqueboutée, du genou l’immobilisait un instant. On entendait des houo quand son couteau frappait en cadence, comme s’il eût exécuté l’antique danse du Bosquet ou le vieux rythme de la Tête de lynx.
– C’est admirable ! s’exclama le prince je n’aurais jamais imaginé pareille technique ! Le cuisinier posa son couteau et répondit : Ce qui intéresse votre serviteur, c’est le fonctionnement des choses non la simple technique. Quand j’ai commencé à pratiquer mon métier, je voyais le bœuf tout entier devant moi. Trois ans plus tard, je ne voyais que ses parties. Aujourd’hui, je le trouve par l’esprit sans plus le voir de mes yeux. Mes sens n’interviennent plus, mon esprit agit comme il l’entend et suit de lui-même les linéaments du bœuf. Lorsque ma lame tranche et disjoint, elle suit les failles et les fentes qui s’offrent à elle. Elle ne touche ni aux veines ni aux tendons, ni à l’enveloppe des os ni bien sûr à l’os lui même….. ».

Ce cuisinier en exerçant son art nous indique une vision du monde où « le Tout » est le principe de base et sur lequel il fonde une anthropologie différente de la nôtre. De la main il empoigne l’animal, dans un corps à corps il retient et immobilise sa masse, il voit le bœuf tout entier…. Par étapes, son apprentissage le conduit à isoler les parties du bœuf avant qu’il n’accède à une « vision » par l’esprit. Son couteau disjoint comme le ciseau d’un sculpteur qui pour réaliser son image repère et utilise la veine du bois ou de la pierre. Ce philosophe-artisan inverse l’ordre de notre perspective réductionniste où la somme des éléments compose la totalité. Sa lame se contente de suivre les linéaments, les failles et les fentes…. l’individuation des parties est un processus secondaire, spontané, non prémédité, inessentiel. Si le thérapeute systémique renonce à une simple analyse de corrélations, d’interactions entre des données individuelles et extérieures les unes aux autres il lui faut, à l’instar du cuisinier, abandonner la technique et s’intéresser au fonctionnement des choses.
La notion de relation interne (ou relation des sens) est l’outil, le scalpel, grâce auquel l’étude de l’organisation d’un système prend un sens nouveau, elle ouvre l’accès au principe d’agencement des collectifs humains.
J’emprunte la définition de la relation interne à Vincent Descombes :
« Une relation interne est une relation entre deux descriptions entre deux concepts. Soit l’exemple de l’acte de commander. Il y a en effet une relation interne entre le concept du commandement et celui de l’obéissance (…) Ce qui est impossible n’est donc pas que Pierre, le maître, existe sans que Paul, le serviteur, existe, mais plutôt que Pierre ait le statut de maître sans que quelqu’un ait le statut de serviteur (Paul ou un autre). »
Les relations interpersonnelles sont des relations internes qui par leur existence affectent le statut des termes reliés. L’identité d’un individu résulte d’un parcours à travers les linéaments, les failles et les fentes de la totalité à laquelle il appartient. Le sujet n’est plus une origine stable et immuable mais une réalité fluide et fluctuante, il est constitué au sein d’une totalité. Sa nature profonde est celle d’un être relié. Pourtant nos intuitions et notre sens commun se fondent sur la perception des éléments pris isolément. Aussi percevoir les relations de sens nécessite un apprentissage. C’est une initiation, telle qu’elle nous est décrite par le cuisinier, au cours de laquelle l’esprit se libère du filtre des sensations et sans médiation agit comme il l’entend, accède au fonctionnement des choses.
Tout un programme qui ressemble fort à ce que l’expérience hypnotique nous invite à découvrir !


Depuis une controverse célèbre portant sur le mystère de la Trinité, les praticiens ont appris à se méfier des querelles Byzantine où l’enjeu du débat se réduit à un iota. Pourtant si cette tentative de clarification des concepts de créativité et d’interaction ne se résume pas à de stériles arguties, alors deux résultats méritent d’être retenus.
D’une part délivrer les hypnothérapeutes de la trop pesante image d’un thérapeute hors du commun. Pétrifié dans le statut de l’innovateur d’ascendance divine Erickson risque de nous condamner à n’être que de serviles imitateurs.
La créativité n’est pourtant pas l’apanage exclusif des génies et de simples artisans peuvent la revendiquer dans leur pratique.
D’autre part convertir les systémiciens à l’exercice difficile mais heuristique de la relation de sens. C’est à ce prix que les crampes mentales liées à l’auto référentialité du sujet peuvent être dénouées. Ce n’est pas un mince avantage pour un thérapeute que d’écarter de son vocabulaire le trop fameux « travail sur soi » ainsi que la sacro sainte « confiance en soi » devenue viatique indispensable de tout individu performant.

Bibliographie :
Jean François Billeter « Leçons sur Tchouang-Tseu » Editions Allia 2002
Vincent Descombes « philosophie des représentations collectives »
Revue scientifique, History of the Human sciences vol 13 n° 1 2000 pp 37- 49



Rédigé le 02/12/2008 modifié le 04/12/2008
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